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  • Photo du rédacteurCS Philosophy & Sociology

Un monde clos


Auteur : Anonyme



7h00. Mon réveil sonne et je me jette sur mon portable pour consulter mon compte Facebook. La lumière éblouit mes petits yeux obscurcis par de longues heures de fantasme sur le nombre de likes que j'ai peut-être gagnés cette nuit. Les pulsations de mon cœur résonnent dans tout mon corps. Comme d'habitude, il me suffit de taper 'f' dans la barre de recherche pour que Facebook apparaisse en résultat principal. L'écran se fixe, charge et il apparaît un fond bleu foncé. Un petit rond tourne au centre et soudainement apparaît une petite fente rouge : OUI ! J'ai UNE notification : "Armel et 28 autres personnes ont réagi à votre photo de profil". Bien que j'ignore complètement qui est Armel, l'apparition même de cette notification écarlate ravive mon réveil et libère en moi une giclée de dopamine qui va illuminer mon égo pour la journée. Car oui, cette notification me montre non seulement que j'existe, mais aussi que j'importe même aux yeux de gens que je ne connais même pas. Héhé.




Dans les couloirs du lycée, mes épaules se redressent naturellement et j'arrive à marcher avec confiance au centre de l'allée. Eh ouais poto, tous ces gens ont peut-être liké ma photo de profil et sont peut-être en train de parler de moi : j'ai du pouvoir. Et il va falloir en profiter un maximum parce que je sais pertinemment que demain, mon nombre de likes se stabilisera et que je reviendrai dans la norme T_T.


Mais ne nous cachons rien, quel fou oserait donc parler de ça autour de lui ? Qui voudrait être ami avec une psychopathe narcissique en manque d'affection obnubilé par l'évolution du nombre de likes sur sa photo de profil ? Quoi de plus pathétique que d'assimiler en partie son identité à un nombre qui serait d'autant plus grand que les autres ont de l'estime pour soi ? En vrai, c'est pas trop compliqué d'apprendre le discours du moment, c'est-à-dire celui d'un adolescent pseudo-clairvoyant un brin discriminant qui sait se contrôler et ne comprend pas les faibles d'esprits qui se perdent dans ces futilités :


"Les likes sur les réseaux sociaux, c'est rien de plus qu'un indicateur de ce que les gens pensent de ta photo, pas de toi. C'est rien de plus, rien de moins. Pas la peine de devenir un obsédé du chiffre de toute façon ça t'apporte quoi dans la vraie vie ? Rien. Que Jamila ait liké ou pas ta photo, c'est pas ça qui va changer ta vie mdr. Autant avoir un petit cercle d'amis proches avec qui tu t'entends vraiment bien plutôt qu'avoir plein de "connaissances" qui retiennent à peine ton prénom !".


Finalement, il en est de même pour toutes ces activités qui relèvent de notre intimité profonde, car si tout le monde en parlait à cœur ouvert, nous révélerions au grand jour toutes nos passions les plus sombres et tous nos fantasmes les plus absurdes, ce qui serait incompatible avec la vie en groupe. Abdel-Karim avouera-t-il un jour qu'il passe toutes ses soirées à pleurer parce qu'il est rongé par l'angoisse ? Paulita avouera-t-elle à Chikita qu'elle rêve d'elle toutes les nuits depuis 10 ans ? Jamais de la vie. Pourquoi ? Parce que beaucoup de sujets sont tabous et qu'on les évince en les qualifiant d'insignifiants ou de minoritaires. Les agressions sexuelles en sont le représentant actuel. En bref, nous nous taisons encore sur beaucoup d'actes du 'quotidien' et beaucoup ne prendront la parole que lorsqu'il s'agira d'un "sujet d'actualité" ou que d'autres délieront enfin leur voix.


"Trouver sur les lèvres d'un honnête homme ce qu'on a soi-même dans le cœur, c'est le plus grand des bonheurs qu'on puisse désirer"


avait compris l'ami Alfred de Musset. La vie peut alors s'apparenter à un jeu de cache-cache où nous sommes tous coupables, mais où seul celui qui osera retirer son masque recevra les coups du jugement d'autrui.




Finalement, il en est de même pour toutes ces activités qui relèvent de notre intimité profonde, car si tout le monde en parlait à cœur ouvert, nous mettrions alors au grand jour toutes nos passions les plus sombres et tous nos fantasmes les plus absurdes, ce qui rendrait la vie de groupe incompatible. Quel intérêt ? Nous apprenons donc vite qu'il devient crucial de savoir porter correctement son masque pour perfectionner son art du bien-vivre.


"Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant; à Philippe ! J’entrai alors dans la vie, et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ?"

Lorenzaccio, Alfred de Musset.


Mais j'ai parfois l'impression que nous vivons aujourd'hui l'extrême opposé de tout cela. Certes, nos pulsions doivent être refoulées à l'intérieur d'un cachot et il faut se priver publiquement de beaucoup d'émotions, le sourire étant plus attractif que jamais. Mais paraître devant les autres avec un masque froid et des phrases de conversation toutes faites ne suffit plus pour s'intégrer en société : il faut désormais posséder ce que j'appellerai un masque émotionnel, c'est-à-dire toute large palette d'émotions nous est proposée et qui nous dispenserait d'avoir à chercher d'autres émotions pour pouvoir vivre convenablement. Par exemple, combien de fois ai-je cherché un émoticône adéquat dans ma palette sans trouver le bon pour finalement le remplacer par le fameux 😂 ou impénétrable 🙂 ? Dans combien de situations étais-je révolté jusqu'au poings, pour ne finalement répliquer qu'un "ta gueule"dans une discussion express où toute phrase de plus de dix mots est prohibée ?


Pour apprendre à émotionner, rien de plus simple que d'aller consulter les 'tendances qui font la une' sur Youtube. Les titres des vidéos parlent d'eux-mêmes :

"Cette fois vous pleurez c'est obligé", "A DEUX ANS, il est LE PLUS JEUNE PARTICIPANT de l'histoire", "5 Matchs de Légende que les footeux n'oublieront JAMAIS", "Mexique : Brut a rencontré un tueur à gages".

Youtube apparaît comme le lieu idéal pour s'attendrir devant une photo d'animal avec des yeux globuleux, pour ressentir de l'admiration face à ce beau footballeur qui jongle avec deux rouleaux de PQ, pour se sentir frustré par ce couple de millionaires qui jette son argent dans une benne ou encore pour cracher sur les politiciens corrompus et nul à chier qui sont de mèche avec les Illuminatis.


Au lieu de révéler nos véritables pulsions, un sensationnalisme pré-formaté vient nous distraire pour que nous puissions dépenser notre capital émotionnel dans un contenu jugé plus légitime aux yeux de 'tous'.


Ainsi, toute une palette de vidéos, d'articles et d'images s'offre à nous et profiter de tout ce dur labeur est devenu notre nouveau job. Il ne nous reste plus qu'à consommer ce cadeau de la société jusqu'à ce que les yeux nous piquent le soir.

Le sociologue (et visionnaire) Jean Baudrillard analyse ce phénomène et le qualifie de Mystique de la Sollicitude. Si vous observez le jargon diffusé par les publicités des entreprises autour de vous, vous remarquerez rapidement un langage providentiel, du type :


"Nous considérons nos clients comme des invités à une fête où nous sommes les hôtes. C'est notre job d'améliorer leur expérience un peu plus chaque jour"

Jeff Bezos, PDG d'Amazon.

Troop gentil ce gars 💘. C'est ainsi que toute une tranche de la population dit se mettre gracieusement à notre service et que :

"la moindre savonette se donne comme le fruit de la réflexion de tout un concil d'experts penchés sur la question depuis des mois sur le velouté de votre peau."

La Société de consommation, Jean Baudrillard.

Des ouvriers sacrifient donc leur temps et leur argent pour nous proposer ce dont nous avons besoin tout en optimisant notre besoin client et surtout notre expérience client : si vous êtes adeptes de ce jargon, je suis preneur de toute traduction. Mais si l'ont revient au point de départ, à savoir la notification Facebook, on constate qu'un tragique effet rebond est en train de se produire. En facilitant l'accès à ce qui devrait attirer notre attention, nous sommes devenus accros à l'émotion apportée par la notification. Ce qui était censé nous faire gagner du temps nous enferme progressivement dans nos propre pulsions :


Nous vivons dans un monde clos.






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